Économie

Nous corrompons le tiers-monde

La Croix 4/6/1969

 

La dernière réunion de la Commission des Nations Unies pour le Commerce et le Développement (CNUCED) à Genève fut un scandale. On ne sait que déplorer le plus, de la désinvolture montrée par certaines puissances industrielles ou de la veulerie flagorneuse de certains pays du tiers-monde. Tandis que les États-Unis poussaient l'insolence jusqu'à ne même pas expliquer leur retard à présenter les propositions qu'ils s'étaient engagés à fournir, certains États latino-américains se sont avilis en feignant de prendre pour un apport positif la défaillance de leur écrasant voisin.

Certes, l'universalisme indifférencié de la CNUCED la voue à l'impuissance, circonstance atténuante pour ces dérobades et ces aplatissements. Mais alors, qu'on la dénonce au lieu de faire miroiter aux yeux des peuples pauvres des avantages économiques qu'on est bien décidé à ne pas leur octroyer, tout en les entraînant de conférence en conférence à de folles dépenses. Le délégué du Gabon, appuyé par le délégué du Sénégal, a eu le courage de le dire : on n'a pas le droit de contraindre des délégations à venir au bout du monde, à grands frais, pour s'entendre annoncer qu'on ne peut pas travailler faute de propositions nécessaires.

Car c'est entraîner les peuples pauvres à des dépenses disproportionnées. Les conférences vivent sur un grand pied. Chaque soir, on y court de cocktail en cocktail, puis de dîner en dîner. Frais dispendieux, bien regrettables pour les contribuables de pays riches, mais ruineux encore plus quand ils s'imputent sur des budgets exigus. Sans doute, les peuples pauvres, devraient-ils éviter ces réceptions inutiles.

Comprenons pourtant leur fierté. Se distinguer en n'offrant pas un cocktail est pour les plus pauvres une humiliation. L'exemple devrait donc venir des peuples riches, ou réputés tels, la France notamment. Ni à l’Élysée, ni dans les ambassades, nous ne sommes plus au temps de M. de Choiseul, où on s'imaginait (à tort déjà, probablement)  que l'influence suppose l'ostentation et le crédit le gaspillage.

Mais c'est, en fait, tout un appareil de dilapidations dans lequel nous entraînons le tiers-monde. Même nos dons, parfois, sont empoisonnés. J'en citerai un exemple emprunté à la Côte-d'Ivoire. Le Marché commun lui octroie un Centre hospitalier universitaire parmi les plus beaux que jamais chirurgien rêva. On y multiplie les salles d'opérations au-delà de leur plein emploi possible. On y mènera à bien les opérations les plus délicates et les plus rares. Le gouvernement ivoirien devait normalement être tenté par une réalisation aussi spectaculaire. Mais une telle  institution suppose pour fonctionner un budget annuel supérieur à l'investissement initial, ainsi que l'a montré une étude récente où l'on parle de 120%.

Ne blâmons pas la Côte-d'Ivoire : son attitude apparaît une revanche des humiliés. Mais battons notre coulpe, à nous Européens, qui faisons miroiter des fondations ostentatoires quand nous devrions plutôt aider ces peuples à développer la médecine de brousse. Il est plus important d'empêcher les enfants de devenir aveugles que d'opérer à cœur ouvert.

Un des premiers actes dans l'aide au tiers-monde apparaît donc de ne plus le tenter par notre propre faste. Les splendeurs d'Ancien Régime ne sont pas seulement un anachronisme, elles sont déjà chez nous un péché contre nos classes les plus défavorisées. Elles apparaissent encore plus graves quand elles entraînent le tiers-monde en des dépenses qui se traduisent en surcroît d'impôt pour des paysans qui ne commercialisent que quelque 20 000 F CFA par an et que deux sécheresses consécutives suffisent à mener – ainsi au Niger en ce moment même – jusqu'à la famine.

Convoquer les délégations des peuples pauvres pour rien, au prix onéreux des billets d'avion et des hôtels, et même simplement faire perdre à ces délégations, forcément nombreuses, plus de deux mois, comme l'an dernier à la Nouvelle-Dehli, et pendant ce temps les astreindre, en fait, à donner cocktails et dîners, n'est-ce pas corrompre le tiers-monde ?